Avant-propos
C’est une étrange impulsion qui m’a poussée à écrire l’histoire qui suit. Je me souviens d’une émotion qui me submergea tandis que je rentrais du travail. Dans ma voiture, j’ai pensé un instant à elle et j’ai senti que des larmes montaient. Cette femme incroyablement humaine, j’ai ressenti le désir de la raconter. De laisser une trace, aussi infime soit-elle, de son passage, pour que son souvenir ne s’éteigne pas avec ceux qui eurent la chance de la connaître. Son absence me rendait triste. Son existence, heureuse. Elle a aménagé une place dans son immense cœur pour mes enfants, pour moi. Nos aînés méritent qu’on leur accorde de l’attention. Cette histoire, mon hommage à Simone, existe pour eux.
On achève bien les vieux
Je me suis toujours demandée pourquoi on représentait toujours ou presque les vieux de manière grotesque. Comme si, d’une certaine manière, on décidait de faire d’un certain âge une limite qui, une fois dépassée, transformait des personnes auparavant tout à fait respectables en simulacre d’êtres humains, laids, affublés de caractères insupportables, vicieux. Je me souviens d’une blague entendue un jour.
« Tu sais pourquoi on appelle les vieux des pruneaux ? »
Silence gêné, il interprète mon manque total d’intérêt comme une réflexion. Il bouillonne intérieurement en attendant ma réponse. Puis, voyant que je ne peux échapper à mon interlocuteur, je lâche un « non, pourquoi ? » et me prépare à trouver tordante la réponse qui n’a que trop attendu de jaillir de ses lèvres.
« Parce qu’ils sont ridés et qu’ils font chier ! »
Rire gras, regard goguenard, je laisse un double “ah” circonstanciel persuader mon comique du jour de l’irrésistible drôlerie de son mot d’esprit. L’appréciera-t-il toujours quand sa propre vieillesse sera le sujet de plaisanterie des jeunes ? Quand il sera relégué dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes et que ses enfants n’attendront plus de lui que sa mort pour ne plus devoir payer les frais d’une vie devenue inutile ?
J’en ai connu une, une vieille.
Elle était déjà âgée quand je l’ai rencontrée pour la première fois. Elle nous a accueillis dans sa bicoque blottie dans un village perdu quelque part dans la campagne, celle qui est si profonde qu’on n’y trouve pas le moindre fast-food, celle dont les habitants tuent un temps qui leur semble trop long, celle où ils empilent sur les cadavres des secondes perdues le produit de leur chasse, de leur pêche, de leur terroir. Elle m’a dit bonjour en patois chti, avec une voix éraillée et grave, légèrement masculine. Elle nous avait préparé du bœuf, un bon morceau de viande tendre, assaisonné et cuit à la perfection. La cuisine était son quartier général et je l’ai vu y accomplir des prouesses. Elle râlait parfois de nous voir si peu énergiques, nous lui semblions inconséquents et irresponsables. Elle qui s’activait depuis les aurores ne s’accordait de repos que le soir, satisfaite d’avoir bien remplie une journée sans obligation. Besogneuse par la faute ou grâce à, c’est selon, une éducation qui condamnait l’oisiveté … Une fois la cuisine rangée, nous nous asseyions tous ensemble autour de la table du salon. Pas de canapé dans cette maison. On ne peut rien accomplir sur un sofa alors que sur une table, on peut coudre ou écosser des petits pois tout en regardant la télévision. Puis le dos supporte mieux de se tenir droit sur une chaise. D’ailleurs, ses visiteurs ne manquaient pas de dire que chez elle, on n’y avait jamais mal, au dos.
Ses mains étaient magiques. Ses doigts complètement déformés par l’arthrite ne cessaient de s’animer en tout sens, étranges baguettes tordues accouchant par le biais d’une mystérieuse danse de mille et un miracles. Du jardin à la couture, elle produisait des merveilles avec une facilité déconcertante. Elle avait tenté de m’initier au tricot. De laborieuses séances, rythmées par de virulentes critiques concernant ma façon de tenir mes aiguilles et de l’énumération des yeux que j’allais crever si je continuais dans cette direction, aboutirent à la naissance d’un paletot et peut-être aussi d’un bonnet. Bien qu’heureuse d’avoir découvert ce qu’était un paletot, mon intérêt pour le tricot passa. Ma nature lubidineuse m’a conduite à pratiquer sans approfondir de nombreux arts dits ménagers. Si j’approuve l’état semi-méditatif dans lequel leur régularité peut me plonger, je ne sais jamais que faire de leurs résultats, souvent aussi encombrants qu’inutiles. Le fait est qu’elle m’a beaucoup appris, que la cuisine a commencé à se confondre avec la magie sous ses directives, qu’elle m’a insufflé un brin de bon sens. Elle est à l’origine du plus beau compliment que l’on m’ait jamais fait. Un jour, tandis qu’elle m’apprenait à faire de la crème de cassis, entre deux supplications pour que j’arrête de repeindre sa cuisine, elle a loué mon sens pratique.
Le temps passé à ses côtés s’écoulait tranquillement. J’aimais la simplicité de cette vie, rythmée par des tâches simples et régulières, soulignée par la couleur de la nature tout autour, les odeurs de lessive, qu’elle appelait la bâtée, de cuisine ou celles apportées par le vent tiède de cet été torride. Pas de bruits hormis les aboiements des chiens de chasse des voisins, les cris de nuées d’hirondelles, le bruissement de brins d’herbe qui se frôlent ou le craquement de branches d’arbres séculaires. La forêt voisine hébergeait des renards, chevreuils et quelques blaireaux et un matin que j’avais décidé de longer son orée, alors que le soleil se levait, je sentis sans l’entendre l’aile d’un grand duc me frôler l’épaule. Son envergure m’impressionne encore tandis que j’écris ces mots, attablée dans mon salon, en revoyant son vol silencieux. Je n’ai, aux alentours de cette femme, qu’une accumulation de souvenirs heureux et je sais qu’elle a laissé cette sensation de bonheur imperturbable à la plupart de ceux qui la connaissait.
Parfois, en équeutant des haricots ou en pelant des échalotes, elle racontait des bribes de sa longue existence. C’est qu’elle avait vécu deux guerres et épousé un poilu. Elle retenait de ces conflits les changements d’attitudes de personnes qu’elle croyait connaître, comme celui qui faisait le guet armé d’un fusil au milieu de son champ de patates de peur qu’on le vole. Elle avait découvert l’humanité derrière les masques convenables de la vie en société. Elle avait aussi souffert de la faim, comme beaucoup d’autres, et gardait de cette période la manie d’accumuler les produits de première nécessité. Nourrir les autres lui semblait aussi essentiel que respirer. Enceinte en période de disette, elle s’était trouvée si carencée qu’elle en avait perdu toutes ses dents. Depuis sa vingtaine, elle présentait au monde un sourire-dentier et laissait ses prothèses dans un verre d’eau chaque soir avant de se coucher. Je l’imagine comparant ses gencives désertées avec celles, vierges, de son nouveau-né. Peut-être lui a-t-elle envié les quenottes à venir ? Ses évocations se rapportaient surtout au manque, physiologique, physique, psychique. Depuis, elle partageait tout avec tous. Je me souviens m’être réveillée un dimanche matin, complètement cernée par une odeur de crème pâtissière. Il devait être huit heures. Beaucoup trop tôt pour moi. Je descendis cependant et me trouvai bloquée devant la cuisine, stupéfaite et parfaitement réveillée. La totalité de ses surfaces planes était couverte de tartes au flan. Elle avait décidé d’en offrir une à tous ceux qu’elle connaissait. J’imagine qu’elle voulait simplement ne pas se sentir redevable. Elle avait toujours affiché cette volonté farouche de se débrouiller seule. Elle cumulait plus de soixante printemps quand elle passa son permis B pour ne pas avoir à quémander les services de ses voisins. Son homme mort, elle comprit qu’elle ne pourrait se reposer que sur ses capacités. Là encore, je suppose que la guerre a largement contribué à lui faire comprendre qu’on ne doit jamais trop compter sur les autres. Elle connaissait l’ambivalence de la nature humaine sans être devenue acariâtre. C’est ainsi que je l’interprète…
Elle écoutait parfois de la musique, principalement de la vieille chanson française et des chanteurs pour dames, ajoutant une couche de désuétude à la toile de fond de son existence. Une association d’anciens combattants organisait des évènements auxquels elle participait avec joie. J’imagine qu’elle se rendit au concert d’un de ces artistes qui ciblent principalement des femmes comme elle. En tout cas, elle recevait parfois des lettres de celui-ci, des lettres d’amour. Bien sûr, elles lui proposaient également d’acquérir des produits dérivés divers et variés allant de la compilation de chansons mièvres à des minéraux et autres parfums entêtants et tenaces. Les messages surtout la tenaient en émoi. Je lui demandai un jour pourquoi elle s’obstinait à considérer ces missives comme des déclarations lui étant destinées. Elle me répondit qu’elle trouvait agréable de se sentir désirée. Après tout ce qu’elle avait vécu, elle conservait pudiquement une âme fleur bleue. Nous découvrîmes bien plus tard que ça lui coûtait suffisamment cher pour qu’elle devienne une retraitée endettée. Certains bâtissent des fortunes sur la solitude et le manque d’affection.
Il y avait longtemps que personne d’autre que son médecin ne l’avait touché. Il m’arrivait de lui donner un coup de main pour couper les ongles de ses orteils ou de masser ses cervicales arthritiques.
Plusieurs fois, on me reprocha mon imprudence. Je risquais de lui faire plus de mal que de bien. Comment peut-on oublier la nécessité d’éprouver le simple contact d’une main autre que la sienne ? Je sentais sa fragilité. Je fus surprise, la première fois qu’elle ôta sa blouse et son tricot, par son corps. Je ne suis pas forcément à l’aise avec la nudité. Pourtant, j’y découvre souvent plus de beauté que de disgrâce. Je pensais qu’elle me dégoûterait mais sans ses rudes effets, ses cheveux blancs, sa peau lâche constellée de tâches brunes à travers laquelle il me semblait pouvoir suivre tout son réseau veineux et ses multiples difformités me touchèrent. Je lui massai le dos et les épaules, découvrant sous mes doigts une incroyable délicatesse. Je l’effleurais de peur de la blesser. Les ongles de ses pieds étaient devenus tellement épais et coriaces qu’il fallait les faire tremper dans une bassine d’eau salée avant de s’y attaquer. Le contraste entre ces phanères qui nécessitaient des soins plus proches du bûcheronnage que de la pédicure et la légèreté de la pression que je devais appliquer sur son dos me saisissait. Je n’avais jamais soupçonné auparavant que sous ces vieilles blouses difformes se cachait un corps sensible, assoiffé de contact, de chaleur. Je comprenais brutalement la forteresse que son âge dressait autour d’elle. La femme frémissante disparaissait, emmurée dans cette carcasse que plus personne ne voulait serrer dans ses bras, que plus personne n’aimerait que comme une mère et une grand-mère.
Elle passait jusqu’à trois mois d’hiver chez son fils et sa belle-fille. Ainsi, elle pouvait profiter des commodités d’une ville juste assez grande pour qu’elle puisse trouver à proximité le peu dont elle avait besoin et voir plus souvent les petits et arrière-petits-enfants. Elle aidait à la cuisine et tricotait beaucoup. Elle ne demandait rien, être avec sa famille la comblait. Bien que la place ne manquât pas, sa belle-fille n’appréciait pas ces longues périodes. Peut-être se sentait-elle envahie, peut-être reproduisait-elle une animosité de circonstance, difficile à dire. Sous des abords souriants et chaleureux, elle cachait une dureté et une inflexibilité accablantes. Complètement insensible, elle allait jusqu’à prendre pour des jérémiades les plaintes que sa belle-mère pouvait émettre lorsque son vieux corps abîmé la faisait souffrir. Peut-être qu’avant que j’arrive, les rôles étaient inversés. Peut-être ne s’agissait-il que d’ego froissés. L’une semblait humble tandis que l’autre estimait ne pas avoir atteint la classe sociale qu’elle méritait. J’ai souvent constaté les méfaits de la frustration. Je sentais que la bru en écumait plus qu’à son tour. Elle décida un jour de ne plus l’accueillir. Arguments à l’appui. Tout le monde trouvait beaucoup trop généreux de se sacrifier ainsi. Elle n’était pas infirmière après tout. Elle avait le droit de vivre. Il faut savoir être égoïste… Je pensais à toutes les fois où le vieux boulet avait accueilli ses petits-enfants, ôtant une épine du pied de parents qui travaillaient trop pour gérer les vacances. À sa porte grande ouverte et à ses mains noueuses, biscornues, douloureuses, toujours prêtes à s’activer pour accomplir leurs tours. Voilà qu’un excès d’insatisfaction la condamnait à passer l’hiver dans son village qui, faute d’attrait pour une jeunesse avide de distractions, se dépeuplait. Il faut aimer la solitude pour choisir sciemment de rester là. Elle n’avait pas choisi cet exil. Elle avait suivi son mari, disparu. Son répertoire affichait plus de morts que de vivants. Et à présent, elle comprenait qu’elle était de trop. Sa compagnie n’était plus requise qu’en pointillés, pour des évènements qui la justifiaient. On lui téléphonait pour marquer un intérêt bien élevé. Sa semi-surdité transformait ces appels en parodies burlesques. Certains lui écrivaient parfois mais les épîtres dépassionnées lui procuraient moins de réconfort que les lettres d’amour publicitaires de son chanteur pour dames. On passait Noël chez elle, on la trouvait bien pour son âge, on admirait son endurance, sa pugnacité tranquille. On évitait de remarquer que le pilulier risquait de craquer, qu’elle parlait peu. Un jour, elle m’a raconté combien son premier hiver isolée l’avait éprouvé. Le temps passé à sa fenêtre, si invisible qu’elle pouvait observer les oiseaux et les écureuils sans les troubler. La puanteur de la trahison, le goût de la colère qui restait coincée au travers de sa gorge, la tristesse, le sentiment d’abandon. L’acceptation, puisqu’elle n’avait ni le choix ni le droit fondamental de s’exprimer. L’humanité n’avait plus rien à lui offrir. D’ailleurs, elle n’en était plus.
Elle a passé les années suivantes à s’éteindre à petit feu. Une mauvaise chute la laissa incapable de s’occuper de son jardin. Certains os brisés refusèrent de se consolider correctement, ajoutant leurs plaintes douloureuses aux supportables supplices que son corps lui infligeait déjà. Son ouïe défaillante l’enferma dans une bulle qu’aucun appareil auditif ne pouvait crever. Sa vue déclinante plongea son monde dans un brouillard tel qu’il ne lui permit plus de créer. Son corps est devenu sa geôle.
Sa famille, pour ne pas trop s’investir, lui trouva une aide-ménagère. Elle entretenait la maisonnette, remplissait le frigo, cuisinait si nécessaire. Peut-être qu’elle tentait de lui faire la conversation, d’échanger autre chose qu’un service mais je sais par expérience que l’attachement n’est pas favorisé par les entreprises fournissant ce type de personnel. On intervient chez des bénéficiaires qu’on s’efforce de maintenir dans l’anonymat. Et lorsque l’un d’entre eux s’éclipse, momentanément ou à jamais, l’intervenant blasé s’inquiète plus du manque à gagner que de la souffrance ou de l’absence de l’être humain dont il avait la charge. De toute manière, plus rien ne semblait pouvoir la libérer du carcan dans lequel ses sens fuyants l’emmuraient. Le for intérieur se retranchait en un fort imprenable. Bientôt, son état nécessita des soins que seul un hébergement en structure spécialisée pouvait lui apporter. On entreposa son organisme flétri dans une chambre impersonnelle et tout autour un cortège de soignants, gériatres et, parfois, quelques membres de sa famille se mirent à défiler. Le géronto-logement maintenait une certaine agitation autour d’elle sans qu’elle n’y attache beaucoup d’importance. Des bribes de vie parvenaient parfois à traverser les remparts de sa bastille sans réellement l’atteindre. Des mains inconnues l’entretenaient, maintenaient sa carcasse dans un état de salubrité acceptable. L’attention détachée qu’on lui portait l’indifférait. Ses paupières demeurèrent closes. Ses lèvres se scellèrent. Elle cessa de s’alimenter. Puis largua ses amarres. Sans pouvoir franchement pointer du doigt une sénilité qui aurait peut-être pu adoucir sa dérive, elle laissa juste son radeau de fortune aller jusqu’à l’échouage. Son corps est devenu son tombeau. Sa carcasse frêle est devenue son esquif. Böcklin imagina un passeur. J’aime à penser que quelqu’un l’a accompagné vers Avalon mais, bien que l’idée qu’elle réside éternellement près de fées me séduise, je me fais peu d’illusions.
Hyperbibliophage, elle écrit des histoires, ses constats, ses réflexions et parfois, ses excursions oniriques. Après les avoir conservées précieusement, elle décide de les partager. Avec l’espoir, pas trop prétentieux, d’amener quelques lecteurs à porter un regard différent sur le monde, sur nos compatriotes humains, sur les milliers de petits trésors qui parsèment notre route, qu’on remarque à peine parfois. Avec l’espoir que la magie des mots opère sur d’autres comme sur elle.
j adore ta plume.